Comme chacun sait, le païen Thémistios a trouvé le moyen d'être le conseiller de quatre empereurs chrétiens, Constance II, Jovien, Valens et Théodose Ier. On peut oublier le deuxième, qu'il n'a probablement rencontré qu'une seule fois, dans une circonstance officielle. Valens, que la renommée et l'historiographie n'ont pas flatté, a fait l'objet de six discours, les numéros 6, 7, 8, 9, 10, 11, et le numéro 13, prononcé en l'honneur de Gratien lors d'une mission diplomatique en Occident, contient lui aussi un bref panégyrique du commanditaire, l'empereur romain d'Orient. Le beau livre de Simone Mehr ne roule en vérité que sur les discours 6, 7 et 8. Du point de vue qui intéresse Mehr, celui de l'éthique en tant que légitimation divine de l'empire, les trois discours 9-11 ne contiennent-ils rien d'intéressant? C'est au moins discutable. On voit bien aussi toutefois que 6, 7, 8 sont particulièrement représentatifs car à ses débuts la dynastie pannonienne avait à se légitimer après la mort brutale de Jovien et le pronunciamiento de Procope, une double crise qui avait ébranlé la stabilité de l'édifice impérial. Il appartenait à la chercheuse de se prononcer au sujet de la mission du philosophe telle que l'envisageait Thémistios, de sa fonction en qualité d'orateur presque officiel et du contexte historique dans lequel s'inscrivaient les discours. Sans risquer d'être taxé de flagornerie, il lui revenait de présenter un système de philosophie politique propre à satisfaire aussi bien le souverain que les hauts dignitaires de l'État. On ne découvrira donc pas ici une étude approfondie des trois discours sur lesquels porte la réflexion en autant de parties. Le livre de Mehr repose sur quatre chapitres que l'on peut intituler comme suit : "La philosophie de Thémistios dans le discours contemporain", "Discours 6 : l'imitation du divin par l'empereur envoyé de Dieu sur terre", "Discours 6 : légitimation de la constellation spécifique au pouvoir des empereurs Valens et Valentinien", "Discours 7 et 8 : légitimation après l'usurpation de Procope et le camp d'hiver de Marcianopolis". Thémistios lui-même pouvait craindre de passer pour une sorte de ministre de la propagande impériale. Pourtant, l'élite le tenait pour un philosophe authentique, car il avait réussi dans ses discours à mettre en concordance son idéal avec les possibilités de la politique. Loin de faire des éloges pour son profit personnel, il prônait un État stable qui éloignât tout risque d'usurpation ou de guerre civile : malgré les apparences, on tiendra les fleurs de rhétorique éparses dans les discours comme imprégnées de pragmatisme philosophique. En sa double qualité de philosophe-panégyriste, Thémistios ne pouvait qu'assigner à la philosophie une mission relativement nouvelle en conférant la priorité à la vita activa. Son optique était, non plus d'assurer la promotion et la montée de l'âme jusqu'à l'Un, comme le voulaient les tenants d'un certain néoplatonisme contemporain, mais de faire en sorte que chacun se trouvât en position d'agir pour le bien. De ce fait, la philosophie finissait par équivaloir à une éthique dans laquelle le concept de souveraineté prenait une signification nouvelle. Grâce à ses bonnes actions, l'empereur se révélait comme envoyé par Dieu, indépendamment de la religion ou de la culture de ses sujets. Idéalement, il pouvait désormais se présenter comme égal à Dieu, prendre le pas sur les lois écrites et devenir lui-même "une loi vivante" (νόμος ἔμψυχος). L'apport de Thémistios, philosophe étranger au christianisme, a été de doter le souverain d'un pouvoir théocratique. Le concept nouveau permettait aussi de battre en brèche l'orientation récente du néoplatonisme en direction de la théurgie grâce à laquelle on pouvait connaître ou influencer la volonté de Dieu par la magie. Plaidant pour l'indulgence à l'égard des partisans de l'usurpateur Procope, le discours 7 répond à merveille à l'idéal du bon prince. Le discours 8 ne cherchait pas non plus à défendre les intérêts de tel groupe social, mais à rééquilibrer équitablement la politique de financement et d'imposition en conformité avec les dispositions prises en la matière par l'administration de Valens.
La conception de l'empereur telle qu'elle est présentée ici pour Valens est-elle originale ou non ? En fait, elle l'est sensiblement moins que ne paraît le supposer Mehr, car Thémistios en fait usage depuis le début de sa carrière politique. On la trouve déjà à propos de Constance II (Or. 1, 12, 3, 9 a) : "L'empereur ami du genre humain sera tout naturellement aimé de Dieu. [...] Car seul il sait parfaitement que l'on doit servir Dieu en conformant, dans toute la mesure du possible, sa pensée à la sienne". Le chapitre suivant du même discours développe le thème du prince parfaite représentation sur terre de Dieu. Comme le montre son discours 20, on peut être sûr que Thémistios avait suivi les brisées de son père Eugénios. On imagine mal que cette fidélité ne se soit pas traduite ou exprimée dans la pensée politique développée par la suite. On peut dès lors s'étonner qu'un article d'O. Ballériaux [1] paraisse avoir échappé à Mehr Les passages allégués par mon savant et regretté compatriote eussent révélé que le choix de la vita activa se rattache aussi à Socrate qui, avec Platon, occupe une place dominante dans l'au-delà des philosophes et qu'Aristote, tant choyé par Eugénios et son fils, est le meilleur des guides vers le platonisme. Or Socrate qui n'hésitait pas à entrer en contact avec chacun dans les rues d'Athènes est omniprésent dans les discours. Quant à la clémence dont Valens aurait fait preuve à l'égard des partisans de Procope, on ne sait trop ce qu'elle doit vraiment à l'éloquence de Thémistios. En tout cas, une répression trop sauvage aurait affaibli les cadres de l'administration et par conséquent mis en danger la partie orientale de l'Empire. Les études de type prosopographique sont souvent éclairantes, mais elles sont peu utilisées par Mehr. On se rappellera aussi qu'une proximité trop grande avec le néoplatonisme à l'époque de Constantin n'était pas sans danger. A fortiori l'était-elle encore moins à l'époque de Constance II et surtout de Valens. Quant à Julien (voir en particulier 72), on peut avancer maintes raisons pour expliquer son désaccord avec Thémistios, et la philosophie ne fut pas nécessairement la plus importante. L'orateur-philosophe devait sa carrière à Constance II en compagnie de qui il visita Rome au printemps de 357. On l'a vu, chez lui, la fidélité était davantage qu'un simple mot. Dans la personne de Julien on pouvait voir une manière d'usurpateur : il n'était pas question de trahir son premier maître. Certes, il y eut un panégyrique en l'honneur de Julien, perdu pour nous (Lib., Ep. 1430, 1-2), mais dans les premiers jours de l'empereur Jovien, l'auteur ne jugea pas bon d'accompagner à Antioche la délégation constantinopolitaine chargée de rendre hommage à l'empereur défunt. Était-il d'ailleurs en disgrâce ?
Comme le souligne Mehr (232) à juste titre, la présente étude (toute fouillée qu'elle est), reposant sur trois discours seulement, ne vaut qu'à titre de modèle pour d'autres que l'on souhaiterait lire. Même si maints autres philosophes, y compris néoplatoniciens, se sont adonnés à l'éloquence et ont émis des réflexions sur la nature du pouvoir politique, Thémistios a été le dernier orateur de l'Antiquité dont l'œuvre a à ce point fusionné rhétorique et philosophie. Pratiquement, tous ses héritiers ont adopté le christianisme. Dans quelle mesure ont-ils été imprégnés par son message ? Mehr rappelle que l'empereur Théodose II (408-450) s'était interdit de jouer le général en campagne et se tenait pour un bon souverain parce que son règne se déroulait dans la prière et la crainte de Dieu. L'allusion est évidemment au pseudo-testament de Théodose Ier (Lyd., Mag. II, 11, 4 = III, 41, 4, non cité ici) qui aurait défendu à ses fils Arcadius et Honorius de prendre la direction effective des guerres, voir J. Schamp [2]. Sur les préoccupations politiques des néoplatoniciens, y compris Jamblique et ses étudiants qui échangeaient surtout par lettres, D. J. O'Meara / J. Schamp [3] (non cité ici).
On passera ici sur quelques négligences mineures qui n'affectent pas la compréhension du livre. Ainsi, on est surpris de constater (90, n. 5) qu'une petite phrase d'un discours de Symmaque (Or. 1, 7, trad. Pabst) est produite dans le développement, alors que la note justificative offre un texte latin plus long. P. 175-176 (à propos d'Or. 7, 9, 1, 89 d) où Mehr évoque après la Théogonie d'Hésiode les Proverbes bibliques (21, 1). Il eût été judicieux de signaler que la référence est produite trois fois (11, 9, 147 b-c; 19, 3, 229 a) et que Thémistios en tire de substantiels enseignements, valables certes pour Valens, mais aussi pour son successeur Théodose Ier dit parfois le Grand. La péricope a en fait toujours rencontré le succès dans la littérature patristique. On sera donc supris que Mehr n'ait apparemment pas connu J. Schamp, "Les Assyriens de Thémistios". [4]
La présentation matérielle du livre dans son ensemble est parfaitement réussie, et les fautes de typographie sont rares. On ne peut que recommander la lecture du présent ouvrage : elle permet de mieux comprendre, ce que rien ne laissait présager, la relation de confiance nouée entre Valens, un petit officier passablement inculte, et Thémistios, le philosophe-orateur à l'immense érudition. Bref, voilà un excellent livre qui honore la prestigieuse collection où il prend place.
Notes:
[1] O. Ballériaux : Eugénios, père de Thémistios et philosophe néoplatonicien, dans : L'Antiquité Classique 65 (1996), 135-160.
[2] J. Schamp : Jean le Lydien. Des magistratures de l'État romain t. II, Paris 2006, XLVII.
[3] D. J. O'Meara / J. Schamp : Miroirs de prince de l'Empire romain au IVe siècle, Paris 2006.
[4] J. Schamp : Les Assyriens de Thémistios, dans : V. Somers / P. Yannopoulos (éds.) : Philokappadox. In memoriam Justin Mossay, Leuven / Paris / Bristol 2016, 345-369, en particulier 348-359.
Simone Mehr: Ganz Rhetor, ganz Philosoph - Themistios als Lobredner auf Valens. Ethik als göttliche Herrschaftslegitimation (= Millennium-Studien zu Kultur und Geschichte des ersten Jahrtausends n. Chr.; Bd. 104), Berlin: De Gruyter 2024, XIII + 257 S., ISBN 978-3-11-101295-7, EUR 109,95
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